L’imprécation n’est pas l’injure ou l’insulte mais y conduit quand une personne se laisse aller. Songeons au mot du père d’Albert Camus : « Un homme, ça s’empêche ». Ce fichier trampoline procède par sauts : imprécation, indignation, révolte, esprit critique, vérité, égalitarisme, justice, force, Droit. Roger ;
(1) Par commodité je distingue dans les figures de rhétorique :
- les figures de la répétition (sonorités et syntaxe)
- les figures de la logique (raisonnement et métonymie)
- les figures de l’imaginaire (passion et métaphore)
L’imprécation est incontestablement une des figures de la passion. La détestation dont Nicolas Sarkozy est l’objet dans certains milieux donne une actualité inattendue à cette figure de de style. L’imprécation présente des formes atténuées sous forme de rejets ou d’indignation plus ou moins raisonnées, moins que plus d’ailleurs. Le Dictionnaire de la Langue Française définit ainsi l’indignation : “ Colère provoquée par une action injuste.” et lui donne pour synonymes “colère, révolte, scandale”
(http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/definition/indignation/). L’indignation est un sentiment, respectable ou compréhensible, qui peut exploser en imprécation qui, elle, est une figure de style.
(2) Etymologie. Imprécation vient du latin precari “prier”. D’une racine indo-européenne perek- “demander, prier”, d’où sanskrit prât “prière” et latin prex, -ecis “demande adressée aux dieux” (employé surtout au pluriel). Nous en avons fait prière mais aussi précaire (signe de l’impuissance de ces prières), d’où imprécation. Le lexicographe Alain Rey signale qu’en latin imprecatio signifie “prière par laquelle on vouait quelqu’un aux feux de l’Enfer” mais aussi “bénédiction”. Je suppose que cette malédiction faisait du bien à qui la proférait : “Au moins ça soulage”. On devine une pratique magique, chamanique. Le latin canalise cet élan dans un sens juridique avec postulare : “poursuivre, accuser, requérir” d’où le français : postuler et postulant au sens d’ “être candidat”.
Emile Benveniste dans “Le vocabulaire des institutions indo-européennes” (Ed de Minuit, 1969) parle longuement de la racine *prex, precis et des notions associées (tome 2, pp 153… et pp 245 … pour les curieux). Il note au passage que le latin supplex signifie etymologiquement “plié (*plek –) aux pieds de (sub)” d’où supplication et supplice quand l’offrande de réparation consiste en une peine corporelle. Mais ceci relève d’une autre racine et ne concerne plus l’imprécation.
(3) Définition.
http://littre.reverso.net/dictionnaire-francais/definition/imprécation/39721
“imprécation nf (in-pré-ka-sion ; en vers, de cinq syllabes)
- 1 Souhait qu’on fait contre quelqu’un. “Il a fait contre moi mille imprécations”. [Tristan, La Marianne]
- 2 Terme d’antiquité. Formule solennelle, par laquelle on flétrissait publiquement un ennemi de l’État, en l’exilant ou en le condamnant à mort par contumace. “Ce tribun [Ateius], s’étant inutilement opposé au départ de Crassus, courut à la porte de la ville par où il devait sortir, mit à terre un brasier plein de feu, et, dès que Crassus fut arrivé vis-à-vis, il jeta dans ce brasier des parfums, y versa des libations, et prononça dessus des imprécations terribles qu’on ne put entendre sans frémir d’horreur”. [Rollin, Histoire ancienne]
- 3 Terme de rhétorique. Figure par laquelle on souhaite des malheurs à celui dont on parle ou à qui l’on parle. Synonyme : malédiction. L’imprécation est l’action de faire une prière contre quelqu’un ; la malédiction est l’action de maudire. L’imprécation est une prière ; la malédiction n’est point une prière, c’est une sorte de sentence prononcée au nom d’un sentiment religieux par une personne qui a le droit de la prononcer.”
et encore :
http://fr.wiktionary.org/wiki/imprécation
- “Nous voici devisant avec des Montalbanais de toutes sortes, gens fins et subtils, très avertis du fléau dont nous recherchons les causes, le dénonçant, le déplorant même, le vitupérant, le décrivant, l’analysant, l’exécrant, l’accablant d’imprécations, mais s’en tenant là …” (Ludovic Naudeau, La France se regarde. Le problème de la natalité -1931)
(4) Les imprécations de Camille. Dans la littérature française les imprécations de Camille restent les plus célèbres. Elles provienne de la pièce “Horace” (1640) de Corneille. En voici l’argument : “La pièce, dont l’action se situe à l’origine de Rome, commence dans une ambiance de paix et de bonheur : la famille romaine des Horaces est unie à la famille albaine des Curiaces. Le jeune Horace est marié à Sabine, jeune fille albaine dont le frère Curiace est fiancé à Camille, sœur d’Horace.
Mais la guerre fratricide qui éclate entre les deux villes rompt cette harmonie. Pour en finir, chaque ville désigne trois champions qui se battront en combat singulier pour décider qui devra l’emporter. Contre toute attente, le sort désigne les trois frères Horaces pour Rome et les trois frères Curiaces pour Albe. Horace, étonné, ne s’attendait pas à un si grand honneur . Les amis se retrouvent ainsi face à face, avec des cas de conscience résolus différemment : alors qu’Horace est emporté par son devoir patriotique, Curiace se lamente sur son destin si cruel…
Même le peuple est ému de voir ces six jeunes gens, pourtant étroitement liés, combattre pour le salut de leur patrie. Mais le destin en a décidé ainsi. Lors du combat, deux Horaces sont rapidement tués et le dernier, héros de la pièce, doit donc affronter seul les trois Curiaces blessés; mêlant la ruse et l’audace, en faisant d’abord semblant de fuir pour éviter de les affronter ensemble puis en les attaquant, il va pourtant les tuer un par un et remporter ainsi ce combat.
Après avoir reçu les félicitations de tout Rome, Horace tue sa sœur Camille qui lui reprochait le meurtre de son bien-aimé. Le procès qui suit donne lieu à un vibrant plaidoyer du vieil Horace, qui défend l’honneur (valeur très chère à Corneille) et donc Horace contre la passion amoureuse représentée par Camille. Horace sera acquitté malgré le réquisitoire de Valère, un chevalier romain lui aussi amoureux de Camille, tout comme Curiace.” (Résumé de Wikipédia)
(5) Voici le texte des fameuses imprécations (IV,6 v. 1301-1318)
Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !
Rome qui t’a vu naître, et que ton coeur adore !
Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encor mal assurés !
Et si ce n’est assez de toute l’Italie,
Que l’Orient contre elle à l’Occident s’allie;
Que cent peuples unis des bouts de l’univers
Passent pour la détruire et les monts et les mers !
Qu’elle même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles !
Que le courroux du Ciel allumé par mes voeux
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !
Puissé-je de mes vœux y voir tomber ce foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause et mourir de plaisir !
(6) Pendant très longtemps cette tragédie était étudiée en 4° ou en 3° après “Le Cid” en 5°. Il faut s’interroger sur ce choix. Les imprécations de Camille, violence verbale pure, mènent son frère Horace à la poignarder, donc à la violence physique. Horace a sauvé Rome mais il mérite la mort pour le meurtre de sa sœur. Le solution est de nature juridique : le pardon est justifié par l’action d’éclat de l’accusé. La société retrouve son calme. Même schéma dans “le Cid” où le roi pardonne à Rodrigue te meurtre du père de Chimène car il a sauvé la patrie.
L’enseignement était alors orienté par les idées du philosophe Victor Cousin, adepte du bon sens et auteur d’un ouvrage sur le “Vrai, le Bien et le Beau”. Il s’agissait moins de former les élèves à l’esprit critique qu’à l’esprit civique. Mais le Bien a cédé du terrain et la primauté de la Valeur a été remplacée par celle de l’Etre. Pour approfondir voir Victor Cousin :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_Cousin
et sur l’évolution de la philosophie générale :
http://de-la-philosophie.blogspot.com/2009/02/philosophie-generale-science-de-la.html.
D’où l’abandon d’Horace dans les études de lettres… On n’étudie plus les imprécations de Camille. On se livre aux imprécations et à leurs formes atténuées.
(7) Hugo. Pilhes. Deux autres références littéraires me semblent intéressantes. D’abord tous les textes de Victor Hugo sur Napoléon le Petit (“Les Châtiments”) et ensuite le roman “L’Imprécateur” (1974, prix Fémina) de René-Victor Pilhes (1934 – ) qui dénonce une économie devenue folle. Bertucelli en fit un film (1977). Le livre et le film connurent un grand succès. (http://fr.wikipedia.org/wiki/René-Victor_Pilhes).
Victor Hugo nous a donné une vision terriblement négative de l’action de Napoléon III, réhabilité sur le plan économique, par des historiens modernes
(http://www.disques-triton.com/fr/moteur_recherche.asp?saisie=Greif&send_find=Ok
et surtout
http://www.napoleontrois.fr/site/index.php?2006/03/25/10-faut-il-rehabiliter-napoleon-iii ).
Voir notamment de Philippe Seguin “Louis Napoléon le Grand” (Grasset 1990).
La détestation dont Nicolas Sarkozy est l’objet rappelle celle qui accompagna Napoléon III pendant tout son règne et jusqu’à aujourd’hui. Elles présentent le même degré de stérilité. On ne sait pas assez que Napoléon III eut recours aux plébicistes parce que toutes ses initiatives étaient bridées par une opposition systématique.
(8) Indignation, esprit critique. L’l’indignation et l’imprécation font chaud au cœur. Elles peuvent être justifiées mais tombent à plat quand elles reposent sur des informations fausses. Le résultat en est alors catastrophique. L’indignation mène à l’imprécation, figure de la passion violente. L’une et l’autre évacuent la raison. Elles détournent de l’action une énergie qui serait mieux employée ailleurs. Camus précise dans “L’homme révolté” (1951) : « Qu’est-ce qu’un homme révolté? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. » Sous couleur d’examen impartial l’esprit critique ne s’oriente pas vers l’action. Voyons ses définitions : “L’esprit critique, du grec kritikos (« qui discerne »), consiste en une attitude méthodique du sujet, qui n’accepte aucune assertion sans mettre à l’épreuve sa valeur, qui ne tient une proposition pour vraie que si elle a été établie comme telle selon des procédures rationnelles et rigoureuses.” (Wikipédia). On passe rapidement au second sens, nettement négatif selon le Dictionnaire de la langue française : “esprit critique, locution, 1. Qui examine attentivement les choses avant de porter un jugement ou faire un choix. 2. Qui est porté à la critique, au blâme.
(http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/definition/esprit-critique/). L’esprit critique est in fine une recherche un peu névrotique de la vérité. Il ignore ou oublie la hiérarchie des valeurs : “Il faut aimer la vérité plus que soi-même et autrui plus que la vérité” (Romain Rolland)
(9) L’égalitarisme semble procéder de la même erreur. C’est une révolte impuissante contre la réalité des inégalités sociales. Il dit “non” sans parvenir à dire “oui” pour étudier cette réalité et en faire un outil de transformation. “Qu’est-ce qu’il a ou elle a de plus que moi ?” Sous-entendu rien… ou des caractères contre lesquels je ne peux rien faire sinon les maudire.
Pendant des décennies les mouvements sociaux ont refusé de recourir à la “justice bourgeoise” oubliant que les juges sont des personnes et comme telles susceptibles de changer d’avis au fil des années. L’action syndicale commence à être efficace quand les cas de harcèlement criminel sont évoqués au pénal et non plus seulement aux prud’hommes ou dans les manifs (bien utiles cependant).
Un autre exemple paraît encore plus probant. Il s’agit des conditions intolérables faites aux détenus dans les prisons françaises. “En mai dernier, le tribunal administratif de Rouen (Seine-Maritime) avait condamné l’Etat à verser 3.000 € à trois prisonniers qui dénonçaient les conditions indignes de leur détention. L’Etat avait fait appel de cette décision. Hier, la cour administrative d’appel de Douai (Nord) a confirmé cette condamnation. En plus des 3.000 € déjà versés, l’Etat devra également leur payer 1.500 € au titre des frais de justice.” D’autres procédures sont annoncées. (D’après Timothée Boutry, Aujourd’hui en France 2009_11_13).
(10) Le Droit reste une discipline mal connue et mal aimée. Il faut saluer l’édition d’un petit ouvrage “Locutions latine juridiques” (Dalloz, 2007), minuscule par sa taille et son prix : 12 x 8 cm, 120 pages, 2 €… mais très important car les fondements du Droit français et européen viennent de la Rome antique. La justice sans la force est impuissante. On le sait depuis Pascal. D’où pour dépasser la stérile indignation, la nécessité d’un véritable travail de fourmi qui mobilise l’énergie de chacune et chacun en fonction de ses aptitudes et de ses possibilités. Action forcément méthodique, hérarchisée, fondée en raison et non pas en passion.
(11) Jean-Marie (2009-12-13) : Avec retard, une réaction « »indignée…. » » à ton fichier :
L’indignation évacuerait donc la raison…. si je te comprends bien : « L’indignation mène à l’imprécation, figure de la passion violente. L’une et l’autre évacuent la raison. Elles détournent de l’action une énergie qui serait mieux employée ailleurs. »
Et si le pouvoir d’indignation était plutôt la manifestation de la présence de valeurs fortes… et invitait à l’action. Bien souvent, je trouve que l’absence d’indignation de certains collègues est synonyme d’indifférence, voire de résignation.
En appui, cet extrait d’un texte de Paul Damanesco – La confiance au coeur du management in Dossier documentaire pour les personnels de direction stagiaire ( consulté par curiosité pour savoir quel discours l’institution tient auprès de nos futurs « managers »)
Un encouragement à « s’indigner » face à tous les dysfonctionnements du système éducatif ???
(9) Les fonctions des valeurs. « L’auteur Jean-François CLAUDE dans son ouvrage intitulé « Le management par les valeurs » (cf. bibliographie) identifie quatre principales fonctions des valeurs dont je propose ici une synthèse dans le but de montrer l’impact non négligeable qu’elles peuvent avoir notamment dans un management par la confiance.
« –Soutenir l’identité d’une communauté : les valeurs servent à travers une vision commune à rassembler des personnes en une véritable communauté qui s’organisent et collaborent autour d’une mission, d’un projet. Pour l’auteur l’adhésion aux valeurs de la collectivité par l’individu renforce l’implication et la créativité alors que le trop grand écart entre ces valeurs et les valeurs individuelles peut mettre en échec l’esprit de la communauté.
« –Servir d’appui à la force : les valeurs sont une force car elles représentent ce à quoi l’individu ou la collectivité tiennent. Elles sont plus incarnées que de simples idées car elles résultent souvent d’un vécu ou de leçons tirées de l’expérience. Elles peuvent avoir un caractère universel qui peut pousser à entrer dans un rapport de force pour les soutenir. Elles permettent aux personnes non croyantes, de croire néanmoins en quelque chose, et constitue donc un puissant levier pour agir.
« –Permettre l’indignation L’indignation est un indicateur, un révélateur, des valeurs en jeu et son absence peut signifier une incapacité à mobiliser des valeurs communes puisque dans ce cas seules les valeurs individuelles primeraient dans une certaine indifférence des uns et des autres. A l’opposé de l’indignation la dérision et l’ironie lorsqu’elles sont systématiques interdisent toute prise au sérieux d’une quelconque exigence ou valeur. L’indignation peut donc agir comme une alarme qui va pousser à agir dans un contexte donné,
« Orienter les choix : Les valeurs servent à orienter le choix. Une certaine hiérarchie de nos valeurs s’établit en fonction des situations faisant passer l’une au premier plan et les autres au second. En l’absence de règles bien définies nos choix d’action demandent de plus en plus souvent une justification sur le pourquoi et les finalités. »
Roger (2009-12-15) : Tout-à-fait d’accord. (…) Je crois qu’il faut distinguer deux moments :
– le moment de l’indignation, de l’explosition au nom des valeurs décrites par Paul Damanesco. « L’homme révolté est celui qui dit non » écrit Albert Camus
– le moment de l’action et si possible de l’action habile qui suppose lucidité et même froideur car il faut choisir entre plusieurs attitudes, construire une stratégie à long terme, rejoindre des groupes de pression efficaces … « L’homme révolté dit oui » poursuit Camus.
Roger et Alii – Retorica – 2 600 mots – 16 900 caractères – 2018-02-26