Fort heureusement le «blasphème » n’est plus une notion juridique dans le droit international. Certains voudraient l’y introduire. Ils ont tort car le « blasphème » de l’un est la « liberté d’expression » de l’autre. Par contre l’injure est un délit. Tout individu ou tout groupe qui se sent injurié peut porter légitimement porter plainte. Une intention blasphématoire comme le sont les actions des Femen relève de l’injure et doit être sanctionnée comme telle notamment quand elle s’accompagne de « trouble à l’ordre public. » Ceci dit, on peut aborder le problème du blasphème en toute sérénité.
Roger
1. On lit dans l’Exode et le Lévitique les passages suivants :
a) La règle : « Tu n’insulteras pas Dieu et tu ne maudiras pas celui qui a une responsabilité dans ton peuple ». (Exode 22.27).
b) Le fait : (Lév 24, 10 – 11 ) « Il arriva que le fils d’une femme israélite, lequel avait pour père un Egyptien, était allé se mêler aux enfants d’Israël ; une querelle s’éleva dans le camp, entre ce fils d’une Israélite et un homme d’Israël. »
Suivent trois traductions possibles pour le même passage : « Le fils de la femme israélite proféra en blasphémant le Nom sacré. »(Rabbinat) « Le fils de l’Israélite blasphéma le Nom et le maudit. » (Bible de Jérusalem, et Osty) « Le fils de la femme d’Israël troue le Nom et maudit. » (Chouraqui) Les différences de traduction sont minimes mais la troisième, la traduction- calque de Chouraqui est la plus informative. « trouer le Nom » c’est tuer Dieu à travers son nom.
c) Le châtiment : « Le fils de la femme israélite blasphéma le Nom et l’insulta… YHWH parla à Moïse : Fais sortir du camp celui qui a insulté. Tous ceux qui l’ont entendu imposeront leurs mains sur sa tête et toute la communauté le lapidera. Et tu parleras ainsi aux fils d’Israël : Tout homme qui insulte son Dieu portera le poids de son péché. Celui qui blasphème le nom de YHWH sera mis à mort. Toute la communauté le lapidera. Emigré ou indigène, il sera mis à mort pour avoir blasphémé le Nom. » (Lévitique 24.11-16)
2. Le passage présenté dans a) (Exode 22.27) sépare et unit le respect dû à Dieu et au chef temporel ici Moïse. Insulter l’un c’est insulter l’autre. c) Le fils de la femme d’Israël et de l’Egyptien était considéré comme un étranger mais par sa mère il peut légitimement revendiquer son appartenance au peuple où il vit. La tradition voit en lui un mamzer (un bâtard) dont le statut n’était pas enviable. Il cherche à entrer dans le camp, au milieu des enfants d’Israël. Un Hébreu lui conteste ce droit. D’où la querelle. On peut supposer qu’il a le dessous et c’est alors qu’il blasphème, qu’il « troue le Nom”, qu’il prononce le Tétragramme alors que ce n’est ni le lieu, ni le moment et qu’il n’a pas qualité pour le prononcer. Seul le Grand-Prêtre peut le faire le jour de Kippour, le jour du Grand Pardon. Tout le peuple connaît ce nom (YHVH) mais s’interdit de le prononcer. Deux hypothèses : 1. Le jeune homme le dit de sang-froid pour bénéficier de son pouvoir magique et ainsi prendre le dessus sur son adversaire. 2. ou exaspéré, il s’abandonne à la colère et prend ainsi le nom de l’Eternel en vain et maudit son adversaire. Ce faisant il sort du monde humain (olam), monde de la raison pour s’abaisser au monde animal, le monde instinctif. C’est l’interprétation rabbinique qui rejoint l’explication courante. Or cette situation n’a pas encore eu d’exemple depuis la sortie d’Egypte. Moïse s’en remet à l’Eternel qui prononce le châtiment : la mise à mort par lapidation. Ceci devient la règle pour les Hébreux comme pour les étrangers (Lév 24, 10-16). Ensuite le texte rappelle la loi du talion (cf Ex 21, 12-20-24). La mort d’un animal peut être compensée financièrement mais pas la mort humaine (Lév 24,17-23) alors que toute la tradition juive insiste sur cette notion de compensation. Maudire son père ou sa mère même après leur disparition était également puni de mort (Lév 20,9). « Trouer le Nom ». L’image est très forte. Prononcer le Tétragramme c’est « tuer » l’Eternel car le nom est indissociable de la personne. Le peuple est en danger. La Septante adopte le mot grec blasphémia « injure, calomnie, parole de mauvais augure » ; il s’oppose à euphémia, parole de bon augure qui donnera “euphémisme”.
3. Alain Cabantous, dans “Histoire du blasphème en Occident”XVI° – XIX° s Albin Michel Evolution de l’humanité 1998) fournit des éléments intéressants : Dans le monde grec est considéré comme blasphème toute parole de mauvais augure adressée à un individu ou à un dieu qui sont donc ici traités sur le même plan. Sauf si la vie de la cité est en danger, on laisse au dieu le soin de venger lui-même le blasphème. Dans le monothéisme juif, chrétien ou musulman le problème est différent, même aujourd’hui. Qu’on songe au scandale du film de Scorcese “La dernière tentation du Christ” (1988). Qu’on songe surtout à la fatwa (imam Khomeiny, 14 février 1989) contre Salman Rushdie pour ses “Versets sataniques”, fatwa jamais levée et qui fait toujours de Rushdie un fugitif. Dans les deux cas le romancier et le cinéaste ont montré en vain leur bonne foi. Le contenu importe d’ailleurs moins que la présence ou non d’une juridiction qui définit le blasphème et sévit en conséquence. Les tribunaux français se déclarent régulièrement incompétents et ne connaissent que l’injure ou l’outrage. Mais aux yeux des croyants le scandale demeure, notamment lorsque, dans une intention injurieuse, l’on rit du sacré ou qu’on le tourne en dérision. La liberté d’expression est-elle illimitée ?. Ceci ouvre le problème de la censure. Il sera intéressant de suivre la jurisprudence ouverte par les actions insultantes des Femen.
4. Dans la tradition rabbinique il existe un “Sefer Iéshoua”, un “Livre de Jésus”, que les chrétiens jugent blasphématoire. Selon ce livre Marie aurait été violée le jour de ses noces par un garçon d’honneur follement amoureux d’elle. Elle croyait qu’il s’agissait de son époux Joseph. Or elle était en période impure. Lorsqu’elle revit Joseph elle lui fit reproche non de l’avoir forcée mais de l’avoir fait dans une période interdite. Elle était enceinte. Joseph mesura la portée de la catastrophe : lapidation pour Marie et honte pour lui-même. La famille fit donc silence mais aucun secret ne le reste longtemps pour des voisines curieuses. Jésus fut considéré comme un bâtard. La tradition rabbinique a rapporté ce qui se disait alors. On a remarqué que, dans les Evangiles, Jésus marque une grande froideur envers sa mère. Ce qui donnerait corps à ce récit. Celui-ci ne facilite pas les rapports entre les chrétiens et les juifs : aussi l’évoque-t-on très discrètement.
5. Aux XVI° -XVII° et XVIII°s dire de Dieu qu’il est « injuste » est un blasphème. Le « blasphème contre l’esprit » c’est attribuer au diable ce qui appartient à Dieu. Les Juifs sont alors accusés de professer “une doctrine de blasphème”. Même jugement sur leur existence “qu’il convient de faire disparaître en,incendiant les synagogues, et en (leur interdisant) sur notre sol, sous peine de mort, de louer Dieu, de prier, d’enseigner et de chanter.” (Luther “Contre les Juifs et leurs mensonges”)
6. La législation royale française contre le blasphème prévoit huit étapes qui vont de l’amende simple à la mutilation de la langue. Le souverain doit être inflexible et quand Louis XIV monte sur le trône son programme prévoit la lutte contre le blasphème, le duel et l’hérésie. En effet les duels sont l’occasion de jurons nombreux et terribles. Exemple ces derniers mots d’un duelliste : “Je renie Dieu par la mort et par le sang. Je suis mort”. Le supplice du chevalier de la Barre en 1766 est horrible : âgé de 19 ans, il avait blasphémé sur le passage d’une procession : on lui arracha la langue avant de l’étrangler “par humanité” et le décapiter. En Angleterre par le Blasphemy Act (1698) le blasphème est assimilé à l’incroyance car la montée de l’agnosticisme et de l’athéisme effraient les pouvoirs publics. En 1695 un jeune étudiant écossais est pendu pour avoir proclamé devant des amis que la Trinité était un non-sens.
7. Les marins, comme les charretiers, étaient particulièrement visés car on les accusait de jurer à presque chaque mot. D’autant que le corps des officiers était gagné par l’irréligion au cours du XVIII° siècle. Les sociétés pieuses essayaient de faire interdire les jurons à bord des navires. Les règlements maritimes étaient sévères car on craignait la colère divine sur les bâtiments. D’autant qu’en mer le blasphème peut entraîner querelles et révoltes. D’où cet édit russe de 1720 : “L’Etre Suprême étant la source de toute bonne œuvre qui donne la victoire en dirigeant par sa main protectrice les succès à la guerre, il faut prier et mettre tout espoir en Lui.”
8. De nombreuses histoires, certaines pieuses, d’autres moins, circulaient au sujet du blasphème. En 1610 on raconte l’histoire d’un joueur de cartes qui ayant juré, lors d’une partie, mourut sur le coup. Plusieurs autres récits montrent des blasphémateurs rendus muets et “perclus de tous leurs membres” à la suite d’une intervention divine. Les libertins de tripot blasphèment dans la folie du jeu. Un joueur espagnol s’écrie entre deux lancers de dés : “Je ne crois pas en Dieu si je gagne ; même si c’est lui qui le veut, j’en remercie le diable.”
9. La déclaration du décès de Louis XVI, est volontairement dépouillée de toute sacralisation. Elle passe pour blasphématoire aux yeux des royalistes : “Mort de Louis Capet, le 21 janvier dernier, dix heures vingt-deux minutes du matin. Profession : dernier roy des Français, âgé de trente-neuf ans, natif de Versailles, paroisse Notre-Dame ; domicilié à Paris, tour du temple, marié à Marie-Antoinette d’Autriche.” Une scène blasphématoire se déroule le 27 brumaire an II, dans le village de Laître-sous-Amance en Lorraine. Le ci-devant curé du lieu , François Bouchon, après avoir tenu un discours “sur les superstitions de l’idolâtrie” s’est transporté au tabernacle, “en a tiré un ciboire et, prenant une hostie à la main, il a demandé de périr sur l’heure si cette hostie renfermait la divinité ; il a invité ses ennemis, au cas où il y en eût dans l’assemblée, à réunir les vœux pour attirer sur sa tête avant sa sortie du temple les vengeances exercées sur Ona, Coré, Dathan, Abiron, s’il était profanateur. Personne n’a été témoin d’aucun prodige ni d’aucun miracle. Alors plusieurs des citoyens présents ont consommé les hosties, les ont partagées avec le curé au milieu du plus grand calme et de la fraternité la plus entière.”
10. La culture née de 1789 avait façonné une mentalité populaire définitivement impie. A la Restauration, l’Eglise veut regagner le terrain perdu. La terrible épidemie de choléra en 1832 fut, pour certains prédicateurs, la réponse divine à la révolution violemment anticléricale de 1830. Une série d’apparitions veulent lutter contre le blasphème comme préparation de malheurs futurs. Elles y associent le non-respect du dimanche. Citons Catherine Labouré en 1830, Mélanie et Maximin à la Salette en 1846, les gardiennes de chèvres et de dindons de la Drôme en 1848-49, Lourdes 1858, Pontmain 1871, Saint-Palais 1876, Fatima 1917, Medjugorje (Croatie) 1981 etc.
11. Le curé d’Ars, Jean-Marie Vianney, dit dans un de ses sermons : “Un malheureux dans un moment de colère ou plutôt de fureur peut dire : Le bon Dieu n’est pas juste de me faire souffrir. Par ces mots il a renié le bon Dieu et ce n’est pas un jurement mais un horrible blasphème qu’il a proféré.” Il doit savoir que “de terribles châtiments l’attendent dans l’autre vie.” Le travail pastoral du curé Vianney est efficace au point, qu’en 1841, des témoins ayant rencontré sur sa paroisse trois charretiers en difficulté, les voient dégager un cheval sans colère, sans insultes pour la bête, sans coups ni jurons.
12. Le blasphème témoigne à la fois d’une foi profonde et d’une ignorance radicale de la nature divine : “Morbleu” (par la mort de Dieu ou de Jésus ?), “Palsambleu” (par le sang de Dieu) etc… Pourquoi s’en prendre à Dieu si on ne croit pas en lui ? Certains athées militants faisaient volontiers gras le Vendredi-Saint. On ne compte plus les cas où des juifs furent mis en demeure de manger du porc. Dans le 2° livre des Maccabées, chapitre 7, on voit comment sept frères préfèrent être torturés à mort plutôt que de manger du porc. Et ceci sous le regard de leur mère qui les suivit dans la mort.
13. La loi du talion est rappelée fréquemment dans la Bible. Elle figure logiquement en Lév 24,21 au motif d’avoir tué Dieu (“troué le Nom”) Le code d’Hammourabi (Mésopotamie,1793 – 1750 av notre ère) la connaît : « Si quelqu’un a crevé un oeil à un notable, on lui crèvera un oeil ». Le talion limite les ravages des vendettas. Le kanoun albanais connaît très théoriquement cette limitation mais s’exerce entre familles albanaises même en France :
http://www.laprovence.com/article/region/le-proces-dune-vendetta-entre-familles- albanaises
14. Droit romain. Notre code civil est l’héritier du droit romain. La loi des XII Tables établie en 451-450 avant notre ère stipule “Si membrum rupit, ni cum eo pacit, talio esto.” S’il a brisé un membre , et qu’il n’accepte pas la paix (en payant), alors qu’on lui en fasse de même.” Talio, notre talion, est forgé sur “talis” (tant, autant). C’était donc une mesure destinée à terroriser le coupable récalcitrant pour l’obliger à payer l’indemnité compensatrice. En somme on lui rendra “la pareille” (talis). A la fin de la République (509-27), les guerres civiles conduisent l’Etat à réactiver la peine du talion pour les calomniateurs : ils subiront la peine encourue par la personne calomniée Une note humoristique. Il s’agit du célibataire qui séduit la femme des autres sans qu’on puisse lui rendre la pareille : “Corrumpit sine talione cœlebs” (Martial) : “Il séduit sans craindre le talion, le célibataire !”
15. Droit islamique. La première sourate du Coran prône le talion : « Aux croyants, le talion vous est prescrit : homme libre pour homme libre, esclave pour esclave, femme pour femme […] Pour toute récidive un supplice terrible […] Pour vous le talion sauvegarde la vie”. Disposition explicitée par le `h’adith’ du Prophète et le commentaire qu’en fit El Bokhari : « De ces mots du Coran : `Quant au voleur et à la voleuse vous leur couperez les mains’ [Sourate 5, verset 42] : jusqu’où doit-on couper ? Ali faisait couper à partir de la paume. Quatada a dit au sujet d’une femme qui avait volé : « on lui coupa la main gauche, on ne doit couper que cette main-là ». D’après Aïcha, le Prophète a dit : « la main sera coupée s’il s’agit d’un quart de dinar ou davantage ». (Les Traditions Islamiques, Adrien Maisonneuve, 1984, tome IV p.380).
16. Le droit hébraïque est différent. Toute mutilation est strictement interdite par la Halakha. Ceci découle du Deutéronome « Vous êtes fils pour Dieu : ne vous faites pas d’entailles’ (Deut, 14,1). Prohibition qui vient des sept lois noachides. Elle interdit d’arracher un membre à un animal vivant, à plus forte raison à un être humain.
17. Retour à l’introduction. Le blasphème ne peut pas être une notion juridique valide. Par contre l’injure en est une et doit être examinée dans toute sa rigueur par les tribunaux.
Roger et Alii
Retorica
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